La « Bibliothèque populaire Municipale » de Toulouse au début du XXe siècle (I – une première approche)

« Je me dirige vers l’immeuble. J’ouvre une grande porte et je me trouve dans une large salle que j’ose à peine regarder. Un employé me voyant embarrassé m’explique qu’il faut remplir une fiche d’entrée. J’inscris sur un bulletin vert mon nom, mon adresse, ma profession. Après quoi, essayant de faire le moins de bruit possible avec mes gros souliers, je vais vers le fonds de la salle où des gens cherchent dans un grand fichier le titre du livre désiré. […] Il y en a trop. Je cherche un moment puis, pour ne pas rester trop longtemps devant ce grand casier, je me décide à inscrire sur le carton un titre qui me plaît »

Bénigno Cacérès, La rencontre des hommes, Éditions du Seuil, 1950


C’est par ces mots que Bénigno Cacérès, ouvrier charpentier toulousain devenu par la suite – entre autre – écrivain, relate son expérience de la Bibliothèque Municipale de Toulouse durant l’entre-deux-guerres, et plus précisément dans les années 30. La description de la « grande porte » et de la « large salle » de la bibliothèque évoque sans aucun doute ce que l’on appelle aujourd’hui la Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Périgord. On imagine aisément l’embarrât de ce charpentier, titulaire du certificat d’étude, devant le bâtiment qui se dresse alors derrière ses barrières vertes. Une fois le portillon passé, la cour laisse vite place aux grandes marches menant à la bâtisse à l’architecture des années 30. Ses portes massives se trouvent au centre d’un parallélisme parfait, desservant actuellement de chaque côté les salles de lecture destinées au patrimoine et à l’histoire locale.

Aujourd’hui, la Bibliothèque d’étude et du patrimoine fait partie du réseau des Bibliothèques municipales de la ville de Toulouse, qui compte, en plus de la Médiathèque José Cabanis du quartier Marengo, 19 bibliothèques de quartier réparties dans l’ensemble de la ville[1]. Mais les Toulousains et Toulousaines n’ont toutefois pas toujours bénéficier d’un tel équipement public de qualité. L’histoire de la Bibliothèque de Toulouse a été difficile, au temps où les bibliothèques municipales avaient du mal à s’implanter dans les villes au XIXe et au début du XXe siècle en France. Le fonds patrimonial toulousain a été malmené, avant de se retrouver en lieu sûr, dans les sous-sols de la rue Périgord. Lors de son discours à l’occasion de l’inauguration de la bibliothèque du 30 mars 1935, François Galabert, alors conservateur en chef, prononce cette phrase : « nous avions demandé une usine, on nous donne un palais ; après notre interminable séjour dans l’enfer de la rue Lakanal, nous méritions bien le paradis de Périgord »[2]. En effet, les conditions matérielles de la Bibliothèque Municipale sont catastrophiques après la Première Guerre mondiale : alors qu’elle abrite les précieux ouvrages du Collège Royal, des livres saisis lors de la Révolution française et de l’ancienne bibliothèque du Clergé, François Galabert alerte la mairie sur les « efforts quotidiens pour déjouer les dangers multiples qui menacent livres et gens rue Lakanal : l’effondrement des travées au rez-de-chaussée en 1922, les gouttières qui se déclarent périodiquement dans la salle de lecture […], les deux poêles qui fument »[3] à l’intérieur de la salle de lecture.

C’est sous la municipalité socialiste d’Étienne Billières que le projet de la Bibliothèque du Périgord est décidé : le conseil municipal débloque 8 millions de francs en février 1931 (plus de 5 millions d’euros actuel) pour la construction de ce nouvel établissement. La première pierre est posée le 25 juin 1932, et la nouvelle bibliothèque ouvre ses portes aux usagers trois ans plus tard.

Discours d’inauguration dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque municipale de Toulouse, rue de Périgord, le 30 mars 1935. François Galabert. [4]
Vue de la grande salle de lecture de la Bibliothèque municipale de Toulouse, rue de Périgord, pendant le discours d’inauguration, le 30 mars 1935.[5]

Alors qu’il prend la parole au moment du discours inaugural, François Gallabert prononce une phrase qui attire notre attention : ainsi, avec l’ouverture de l’établissement, « on peut envisager un développement normal de l’utilisation de la bibliothèque qui était matériellement impossible dans les locaux étriqués de la rue Lakanal. Sans parler de la Bibliothèque populaire actuelle qui va être elle aussi, transportée ici et former une section de prêt » [6]. On retrouve également une allusion à cette « Bibliothèque populaire » dans le court chapitre de Nicole Le Pottier sur la Bibliothèque municipale de Toulouse dans la grande synthèse sur l’histoire des bibliothèques en France [7], sans avoir plus de précision sur ce qu’elle a été dans son histoire. Notons d’ailleurs l’absence du directeur de la bibliothèque populaire parmi les personnes prononçant les discours de l’inauguration[8].

La ville de Toulouse dispose en effet d’une « Bibliothèque populaire Municipale » (BPM) à la fin du XIXe siècle : c’est en septembre 1870 que le conseil municipal donne son aval pour créer celle-ci ; les Toulousains attendent le 19 août 1872 pour accéder à ce nouvel établissement, situé au 30 rue des Lois [9].

Règlement intérieur de la Bibliothèque populaire Municipale. 1885. Ville de Toulouse : Archives Municipales. Cote 2R19.

Mais que comprendre dans cette appellation de « bibliothèque populaire » ? La France voit se développer un véritable « mouvement des bibliothèques populaires » [10] au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle : la création de la bibliothèque des Amis de l’Instruction (BAI) du IIIe arrondissement de Paris en 1861 par Jean-Baptiste Girard, ouvrier-lithographe, inaugure une histoire encore mal connue. Si l’alphabétisation est loin d’être totale au cours du XIXe siècle, l’accès à la lecture se démocratise doucement, bien que l’accès aux livres soit difficile, les prix en étant élevés.

Les bibliothèques populaires en France sont toutefois très hétérogènes, et les motivations de leurs créations sont parfois antagoniques. Sous cette appellation, on trouve des établissements dirigés par des religieux, souhaitant amener le peuple vers des lectures « saines ». La bourgeoisie philanthrope souhaite pour sa part moraliser une catégorie de la population, dont les ouvriers, en promouvant un autre loisir que celui des cabarets et des bars. Mais ce mouvement entre également dans une véritable logique d’éducation populaire, à l’image de Jean Macé, co-fondateur de la Ligue de l’Enseignement, qui s’engage dans le développement de bibliothèques dans le Haut-Rhin [11] et de la BAI qui est la « première véritable bibliothèque populaire (c’est-à-dire fondée par et pour le peuple au sens large) »[12]. La lecture est un levier d’émancipation, et les BP doivent permettre un accès démocratique aux livres. Les usagers sont inviter à emprunter les ouvrages, usage habituel aujourd’hui dans les bibliothèques publiques, mais qui, à l’époque, était une véritable révolution.

Ainsi, ce réseau de bibliothèques populaires, souvent associatives, viennent combler une absence des institutions publiques dans l’accès à la lecture. On trouve pourtant des bibliothèques populaires communales ou municipales, à l’image de celle de Toulouse. Il existe donc, avant la réunion de la Bibliothèque du Périgord de la bibliothèque de la rue Lakanal et celle de la bibliothèque populaire, deux institutions de lecture publique qui cohabitent dans la ville. L’une, destinée à un public composé d’érudits et d’étudiants (la BM de la rue Lakanal) et une autre, ouverte à un public plus large (la BP de la rue des Lois)[13].

En-tête des lettres utilisées pour la correspondance. Ville de Toulouse : Archives Municipales. Cote 2R19


Deux institutions donc, avec deux directions différentes, mais rattachées toutes les deux à la Mairie de la Ville, en témoignent les correspondances échangées entre la BPM et la Mairie de Toulouse. L’organisation même de la BPM atteste de la forte présence municipale dans le fonctionnement de la bibliothèque : cette dernière est dotée d’un « Conseil de Surveillance et d’achat de livres » composé, en 1900, du Maire de la Ville (Honoré Serres, maire radical-socialiste), du délégué à l’Instruction publique (Tranier), du secrétaire général de la mairie de Toulouse (Couderc) ainsi que du chef de bureau de l’Instruction publique (Bonnefont). On trouve également dans ce conseil un professeur à la Faculté des Sciences (Destrem) et le directeur de la BPM, Élie Montagné. Notons également l’intéressante présence du Docteur Dupau, alors conseiller municipal, mais également président de la Ligue toulousaine de l’Enseignement[14].

L’histoire de la Bibliothèque populaire Municipale de Toulouse reste donc à faire. Les archives, bien que lacunaires sur certaines périodes, sont riches sur le fonctionnement de l’établissement. La présence des catalogues et des données sur les lecteurs permettent de s’approcher au plus près de l’histoire quotidienne de la bibliothèque. Ainsi, nous proposerons prochainement des textes plus fouillés sur cette institution toulousaine.

La suite dans les prochains billets…

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Notes :

[1] http://www.bibliotheque.toulouse.fr/pratique/nous-connaitre/

[2] Ville de Toulouse. Nouvelle Bibliothèque Municipale. Inauguration (30 mars 1935), Société Méridionale d’Impression, p.42. Disponible en ligne sur Rosalis, bibliothèque numérique de Toulouse : https://rosalis.bibliotheque.toulouse.fr/cgi-bin/hub?a=d&d=%2Fark%3A%2F74899%2FB315556101_LMD846. Voir également le portrait de cet intellectuel toulousain fait par Jacques Cantier, « François Galabert (1873-1957), parcours d’une figure de la culture savante toulousaine », in Cent ans d’études méridionales. L’institut d’études méridionales (1914-2014), Toulouse, Méridiennes, 2018.

[3] Nicole Le Pottier, « La bibliothèque municipale de Toulouse « Vers la Terre promise » », in Martine Poulain (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. 4. Les bibliothèques au XXe siècle 1914-1990, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2009, p.101.

[4] Photo disponible sur Rosalis : https://rosalis.bibliotheque.toulouse.fr/?a=d&d=TF-B315556101-BIBLC0008.1.1&srpos=4&e=fr-20–1–txt-biblioth%c3%a8que+p%c3%a9rigord+1935——TE–0—-

[5] Photo disponible sur Rosalis : https://rosalis.bibliotheque.toulouse.fr/?a=d&d=TF-B315556101-BIBLC0005.1.1&srpos=9&e=fr-20–1–txt-biblioth%c3%a8que+p%c3%a9rigord+1935——TE–0—-

[6] Ville de Toulouse. Nouvelle Bibliothèque Municipale. Inauguration (30 mars 1935), Société Méridionale d’Impression, pp.48-49. C’est nous qui soulignons.

[7] Nicole Le Pottier, « La bibliothèque municipale de Toulouse « Vers la Terre promise » », in Martine Poulain (dir.), Histoire des bibliothèques française, op cit., pp.101-103.

[8] Parmi les orateurs, on trouve Jules Julien, adjoint délégué à l’instruction publique et aux Beaux-Arts, ; Pol Neveux, de l’Académie Goncourt et Inspecteur Général des Bibliothèques ; François Galabert, bibliothécaire en chef et archiviste de la ville ; J. Marsan, doyen de la faculté des Lettres, vice-président du Conseil de l’Université.

[9] La Bibliothèque de Toulouse : 230 ans d’histoire : exposition, Toulouse, Bibliothèque d’étude et du patrimoine, du 15 septembre au 17 octobre 2015, Mairie de Toulouse, 2015.

[10] Jean-Charles Geslot, Agnès Sandras, « Les débuts de la bibliothèque populaire de Versailles : lecture et politique au temps de la libéralisation de l’Empire », Romantisme, n° 177, 2017/3, p.32.

[11] Agnès Sandras (dir.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2014, p.134. Voir également l’indispensable carnet de recherche Hypothèses dont Agnès Sandras est la rédactrice en chef : Bibliothèques populaires. Histoire des bibliothèques et de la lecture populaires
Sur Jean Macé : Jean-Michel Ducomte, Jean Macé, militant de l’éducation populaire, Toulouse, Privat, 2015. Jean-Michel Ducomte, Jean-Paul Martin, Joël Roman, Anthologie de l’éducation populaire, Toulouse, Privat, coll. « Le comptoir des idées », 2013.

[12] Jean-Charles Geslot, Agnès Sandras, « Les débuts de la bibliothèque populaire de Versailles : lecture et politique au temps de la libéralisation de l’Empire », Romantisme, n° 177, 2017/3, pp.32-33. Voir aussi Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Jacques Rancière, Qu’est ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013.

[13] La Bibliothèque populaire Municipale déménage plusieurs fois avant de venir s’installer rue du Périgord. Initialement installée au 30 rue des Lois, elle déménage au 17 de la rue de Rémusat en 1910, puis au 11 rue des Salenques en 1928.

[14] Catalogue de la Bibliothèque populaire Municipale. Supplément, Toulouse, Imprimerie M. Cléder, 1900.

2 commentaires sur “La « Bibliothèque populaire Municipale » de Toulouse au début du XXe siècle (I – une première approche)

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  1. J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.

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